Articles et gravures, extraits du Magasin pittoresque des années 1830 et 40
LES MASQUES ET LES MASCARADES.
« Le diable soit du masque et de la mascarade ! Les sottes gens ! bon Dieu, les sottes gens ! Allons, tirons-nous de cette cohue. Dans un siècle de raison, à Paris, l’an de grâce 1835, continuer ces folies de l’ancien temps ; folies grossières, sans le moindre esprit ! C’est honte, et j’en rougis pour notre pays civilisé. — Ouais ! tu as l’air de bien l’amuser, toi triste paillasse, qui récites les farces par cœur ; au logis, mon cher, au logis ! va prendre un emploi de pleureur de morts, cela t'ira mieux. — Des filles enfarinés, des polichinelles, les hommes déguisés en femmes, des femmes en hommes, des poissardes en voiture avec des mouches sur le visage ; c’est toujours la même chanson. Oh ! c’est ennuyeux, assommant ! Allons donc toi, gare, gare ! laisse-moi passer, vilain masque ! »
Tel est à peu près, et avec mille variantes, le fond des pensées ou des discours de bien des gens qui se promènent sur les boulevards le jour du mardi-gras.
Cependant les masques durent toujours, et nous sommes portés à croire qu’ils dureront longtemps encore : plusieurs raisons les expliquent et les justifient.
Si le masque devait être considéré simplement comme couvrant le visage, comme cachant, la vergogne naturelle même à un homme éhonté, et lui permettant de prendre des licences auxquelles il ne s’abandonnerait pas sans cet abri, il devrait être bientôt proscrit par la moralité et la raison humaines ; mais, devenant l’auxiliaire grotesque de la satire, il lui prête une force de plus, et nous paraît même en cela susceptible d’une perfection qui n’est point à dédaigner par l’artiste philosophe.
Permettez, lecteur, quelques mots à ce sujet.
Parmi les genres divers de comédies, il en est une, la comédie à caractères, qui saisit quelque qualité abstraite de l’homme et la personnifie : c’est le mensonge, l’étourderie, la tartuferie, l’avarice, et mille autres. Elle attribue à un être l'imagination, à un M. Harpagon, par exemple, tous les traits d’avarice connus, et tous ceux qu’elle peut inventer; elle poursuit logiquement jusque dans les moindres détails le développement de la passion de son héros, et le fait agir et parler en conséquence ; voilà qui est déjà bien ; mais cela suffira-t-il ? Non ! la qualité d'avare parfait doit comporter un costume particulier qui ne convient qu’à elle. Ce n’est pas tout : le visage même de l'avare parfait doit laisser lire le fond du cœur : ses vices se gravent sur son front, son œil est inquiet, son oreille aux écoutes, sa bouche pincée ; tout en lui doit trahir l’Harpagon. Cela est si vrai, qu’il est tel acteur que je défie de pouvoir représenter l’Avare, et tel autre le Misanthrope. Il faut même que celui à qui le rôle convient, puisse se grimer encore pour mieux approcher de la vérité. N’est-il pas évident, d’après cela, qu’il y a place pour un Molière-peintre destiné à trouver le masque véritable de l’avare, de l’étourdi, etc.?
Une galerie de masques ainsi disposée ferait peut-être révolution dans la mascarade, et chasserait bientôt presque toutes ces ignobles et insignifiantes figures sans passion, dont on se couvre la face sans se soucier de ce qu’elles signifient.
Il est, au reste, dans le nombre des masques actuellement usités, quelques uns que l’on pourrait appeler classiques, et dont l’expression se transmet traditionnellement ; en les étudiant, on pourrait sans doute reconnaître l’origine de leur signification et retrouver les sentiments dont ils sont l’expression : ce sont des masques de caractères.
Les anciens se servaient de masques auxquels ils attribuaient un caractère. Ainsi, par exemple, le masque du Pédagogue, inventé par Néophron de Sicyone ; ceux du Valet et du Cuisinier, inventés par Maison, acteur de Mégare, n’étaient employés que par ces trois personnages. On attachait même alors une si grande importance au masque, qu’à côté des noms de chacun des acteurs de la pièce on plaçait le dessin du masque qu’il devait porter dans son rôle. Ces traits, toujours outrés, étaient d’un grand secours pour se faire comprendre des spectateurs placés au fond du théâtre dans un grand éloignement ; mais ils substituaient au jeu de la physionomie humaine un calque monotone, ils ne permettaient pas aux passions de s’épanouir tour à tour sur la farce de l’acteur. Les anciens, du reste, sentirent bien ce vice, car ils cherchèrent, mais en vain, à y remédier, comme on le voit par le masque du Père, qui, devant être tantôt content, tantôt bourru, portait un sourcil froncé d’un côté et rabattu de l’autre, l’acteur ne se présentant jamais au spectateur que du côté convenable.
La mascarade, considérée comme une comédie grotesque propre à corriger les travers et les ridicules, propre à faire la satire des puissants, ou à se plaindre des actes du gouvernement, est surtout en crédit dans les pays où elle est la seule voie permise à la pensée critique des citoyens. Il suffit de comparer sous ce rapport l’Italie à l’Angleterre. « A Rome, toute la ville se déguise, à peine reste-t-il aux fenêtres des spectateurs sans masques pour regarder ceux qui en ont; il prend aux habitants, dit madame de Staël, comme une fureur d’amusement dont on ne trouve point d’exemple ailleurs. On s’y moque des divers états de la vie avec une plaisanterie pleine de force et de dignité. Le plaisir du peuple ne consiste ni dans les spectacles, ni dans les festins qu’on lui donne, ni dans la magnificence dont il est témoin. Il ne fait aucun excès de vin et de nourriture. Il s’amuse seulement d’être mis en liberté et de se trouver au milieu des grands seigneurs, qui se divertissent à leur tour de se trouver au milieu du peuple. »
A Londres, au contraire, on ne connaît pas les jouissances publiques du carnaval. Les jours de repos et de fête, chacun rentre au logis (at home), chacun prend les plaisirs de l’intérieur de sa famille et savoure les délices du chez soi, dans une joie silencieuse et muette.
Lorsque Lisbonne fut renversée par le tremblement, de terre de I755, les évêques demandèrent en Angleterre et obtinrent du roi l’interdiction absolue de l’usage du masque au carnaval.
Une des mascarades longtemps en honneur à Londres était celle du 1er mai, pour la fête des vendeurs d’herbes, des laitières et des ramoneurs ; les premières étaient enveloppées sous un mannequin, en forme pyramidale étagée en fleurs et en herbes potagères ; le mannequin des laitières était couvert de pièces de vaisselle disposées par étages comme sur un
buffet. Les mannequins dansants ne laissaient, apercevoir
que les pieds de celles qui les portaient ; les ramoneurs étaient enfarinés, chargés d’énormes perruques poudrées de blanc, et galonnés en papier sur toutes les coutures.
Quoique les mascarades publiques et dans la rue ne conviennent guère au ton sévère et triste de la. population anglaise, il se donne toutefois dans les assemblées particulières des bals masqués où la bizarrerie du caractère de la nation trouve souvent occasion de se signaler par d’étranges déguisements. On vit un jour à l’Opéra un lord bien connu se déguiser en cercueil. Il se tenait debout, ses pieds cachés par une draperie noire, et tout son corps enveloppé d’une bière dont le couvercle était ouvert ; on l’apercevait dedans avec une figure blême, enseveli dans son linceul. Sur le couvercle, il avait fait graver son nom avec une épitaphe, portant que les plaisirs du bal l’avaient conduit au tombeau. Ce lugubre accoutrement jeta tout aussitôt du malaise parmi les danseurs ; il ne tarda pas à soulever dans l’assemblée des dispositions fort hostiles. Le lord en cercueil jugea à propos de détaler, car les joyeux farceurs dont il avait troublé la gaieté ne se disposaient à rien moins qu’à l'assommer et à le mettre véritablement à l’unisson de son fantasque déguisement.
En France, dans la révolution, les masques furent défendus depuis 1791 jusqu’en 1798 ; aussi le carnaval de 1799 fut-il un délire ; c’était à qui se masquerait. Pendant 3 mois, les fabriques de masques ne purent suffire aux demandes.
La mascarade, considérée comme déguisement historique, peut avoir une réelle utilité d'instruction. A Rome, par exemple, les habitants manifestent une connaissance profonde de la mythologie. — Il y a peu d’années, ce fut aussi une mode en France de chercher à remettre l’histoire en scène ; la vogue n’en est point passée, et c’est un louable divertissement ; on peut attribuer en partie ce goût à la lecture attachante des romans de Waller .Scott, et en partie ,
MASQUES. —- Les acteurs grecs et romains étaient masqués. S'il y a eu quelques exceptions à celle coutume, ce n’a pu être que chez les Romains : Cicéron nous apprend que le célèbre Roscius jouait quelquefois sans masque, et que le public lui en savait gré. L’invention du masque est attribuée, par Suidas et Athénée, au poète Charile, contemporain de Thespis, et par Horace à Eschyle : mais Aristote, dans sa Poétique, déclare que de son temps on ne pouvait décider quel en était le véritable inventeur
Les premiers masques furent faits d’écorce d’arbre ; dans la suite on en fabriqua de cuir, doublés de toile ou d’étoffe
et enfin de bois, de cuivre, ou de quelque autre métal sonore. La bouche était, dans tous les cas, garnie de métal, afin de donner plus de retentissement à la parole ; la voix se concentrait dans cette ouverture, augmentait de clarté, de volume, et avait une plus puissante portée ( voyez Echea) : c’est pourquoi les Romains appelaient le masque persona, du mot personnando, résonnant. Outre les traits du visage, les masques représentaient la barbe, les cheveux, les oreilles, et jusqu’aux ornements que les femmes employaient dans leurs coiffures : ils emboîtaient ordinairement la tête entière. Ils étaient d’une ténuité extrême, et remarquables par la beauté du coloris. Les magnifiques masques de cire de quelques personnages du carnaval de Rome en pourraient donner une idée.
D’après la classification même des genres de compositions dramatiques on distinguait les masques tragiques, les masques comiques, les masques satiriques.
Dans chacun de ces trois genres il y avait des masques-types également invariables. Il y avait les figures consacrées du père, du fils, du marchand, de l’esclave : Néophron de Sycione inventa le casque du pédagogue ; Maison, acteur de Mégare, inventa ceux du valet et du cuisinier, etc. Dans le nombre des masques de la comédie, on a prétendu qu’il y en avait à double visage. Pollux dit que celui du vieillard qui jouait les premiers rôles, sévère et chagrin d’un côté, était riant et serein de l’autre : l’acteur n’aurait pu alors se montrer que de profil et d’un seul côté, selon qu’il se trouvait dans l’une ou l’autre de ces deux dispositions de l’âme. Mais ce fait est rejeté par beaucoup de personnes.
Les masques tragiques représentant les dieux et les héros, les personnages mythologiques et historiques, ne changeaient jamais. Les attributs particuliers y étaient fidèlement représentés : ainsi les Euménides avaient leurs serpents pour chevelure, Actéon ses cornes de cerf, Argus ses cent yeux, et Thamyris, que les Muses rendirent aveugle pour avoir osé les défier, avait un œil bleu et l’autre noir ; en sorte qu’au moins, pour ce dernier masque, la place de l’iris devait être seule ouverte. Les masques des ombres, des spectres, avaient des dénominations générales, comme gorgoneia, normolicheia, etc.
Les masques de caractères dans le genre comique étaient dans le genre satirique, on comptait les masques de Silène, des Satyres, des Faunes, des Cyclopes, et autres monstres de la fable.
Les masques appelés prosopeia, qui pouvaient se rencontrer au moins dans les deux premiers genres, faisaient exception aux masques types. Les prosopeia représentaient au naturel des hommes connus, soit morts, soit vivants. On s’en servait dans les tragédies d’histoire contemporaine, par exemple, dans la Prise de Milet par Phrynicus, dans les Phéniciennes par le même, et dans les Perses par Eschyle ; on s’en servait encore dans l’ancienne comédie : le masque de Socrate, dans les Nuées d'Aristophane, doit être classé sous cette dénomination.
MASCARADE ALLEMANDE.
Il est difficile à un homme, plus difficile encore à un peuple, de se déguiser. L’invention et le choix des travestissements sont des traits de caractère. Le carnaval, loin d’être un mensonge, une contre-vérité, n’est donc ordinairement que l’expression exagérée des mœurs et de l’esprit national. C’est en ces jours de licence que les bizarreries, les caprices, les désirs, les vices même, ordinairement le mieux contenus, se révèlent avec le plus de vivacité. On a beau changer d’habits et de visage ; en dérobant à la vue l’aspect ordinaire, on dévoile malgré soi cette secrète folie qui est au fond de tout homme comme de tout peuple. On croit se masquer, on se trahit, on se fait mieux connaître. Dans ce recueil, on a déjà vu différentes scènes qui pourraient servir d’exemples. La folie du carnaval italien est animée, inventive, ardente, enthousiaste ; elle gesticule, elle improvise, elle chante, elle respire et inspire la gaieté. Les mascarades, rares en Angleterre, y sont d’une humeur froide et quelquefois lugubre dans la haute société, extravagante et presque sauvage dans la populace. Nous avons cité ailleurs cet homme qui parut dans un bal de Londres déguisé en cercueil ; aucun travestissement n’eut cette année-là plus de succès. Le croquis que ces lignes accompagnent est tiré du portefeuille d’un jeune artiste autrichien ; il donne quelque idée des costumes le plus en vogue dans le carnaval allemand. Les jeunes gens qui ne peuvent aller aux universités se consolent en s’affublant des habits de l’étudiant de la Burschenchaft, leur idéal : ils exagèrent la longue pipe, la bourse à tabac antipapiste suspendue aux brandebourgs, et surtout la joie plus bruyante que communicative de leurs modèles. Autour des étudiants se groupent des caricatures toutes septentrionales qui traduisent soit des antipathies, soit des sympathies, le juif polonais, l’habitant de la Bohême, le Croate, le montagnard ; ou des réminiscences de cette féodalité qui pèse encore à demi sur l’Allemagne, les chevaliers, les burgraves, les électeurs ; ou enfin des fantaisies qui ne peuvent naître que dans des imaginations excessivement ludiques : en quel autre pays voit-on danser, par exemple, des pains de sucre, des cigognes, quelquefois tout un dessert ou toute une basse-cour ? Ces inventions sont assurément d’un goût et d’un genre d’esprit plus qu’équivoques ; et on s’étonnerait à bon droit de ne pas rencontrer d’idées plus ingénieuses dans un pays où les facultés poétiques sont si éminentes et l’amour de l’idéal si fervent, si l’on ne considérait que nulle part le spiritualisme ne se mêle en moindre proportion qu’en Allemagne à la vie et à la réalité matérielles : il s’y exalte et s’y raffine jusqu’à s'isoler et s’évaporer ; le sensualisme, abandonné à lui-même, moins pénétré d’esprit, y est plus lourd et moins inventif. Or le carnaval, comme les saturnales antiques, n’est que la fête du sensualisme. C’est dans certains romans et certaines pièces de théâtre qu’il faut chercher le carnaval de l’esprit allemand.
Les comédies poétiques de Lope de Vega et celles de Shakespeare nous offrent plus d’un tableau semblable à celui que nous avons ici esquissé d’après une ancienne gravure. On se rappelle, par exemple, l’entrée des Capulet, dans les premières scènes de Roméo et Juliette : ce sont des porteurs de torches, des joueurs d’instruments, puis des laquais qui marchent l’épée nue et le bouclier au bras gauche ; enfin, devant et derrière le chef de la puissante famille, toute une escorte d’alliés et d’amis drapés dans leurs manteaux et le visage couvert d’un masque. — Ici la scène est moins belliqueuse, moins bruyante; nous sommes en temps de paix et dans quelque tranquille cité des Pays-Bas ; deux petits pages seulement et un joueur de luth ou de viole accompagnent leurs seigneuries qui retournent paisiblement au logis, sans craindre l’embuscade mortelle de quelque Montaigu. Mais ici encore, tous les personnages, petits et grands, portent le masque.
L’usage du masque, aux quinzième et seizième siècles, était universellement répandu ; les dames ne marchaient jamais a visage découvert, de peur surtout de hâler leur teint ; dans les appartements même, elles tenaient à la main leur loup, sorte de demi-masque en velours noir, toutes prêtes à s’en couvrir, s’il se présentait quelque cavalier importun. Nous voyons cet usage se perpétuer presque jusqu’à nos jours chez les dames espagnoles. Dans la comédie de Beaumarchais, la comtesse Almaviva demande à Suzanne, lorsqu’elle se dispose à sortir, « sa canne et son loup.» — Les hommes avaient, eux aussi, adopté l’usage du masque, surtout en Italie et en Espagne : dans ces temps de désordre et d’anarchie, dans ces villes si souvent ensanglantées par les rivalités et les haines des puissantes familles, il n’était pas toujours prudent de marcher à visage découvert ; on se cachait sous le manteau et sous le masque. Le privilège de porter le masque semblait, d’ailleurs, appartenir uniquement aux cavaliers de bonne maison et aux nobles damoiselles ; c’était une mode seigneuriale interdite au commun des roturiers et manants.
Sous le règne de Henri III, cet usage était devenu aussi fréquent à Paris qu’à Venise et à Florence : les courtisans portaient le loup comme les dames, afin de préserver la fraîcheur de leur teint ; les Mémoires du temps nous apprennent que Henri III couchait avec un masque enduit intérieurement de pommade et de fard. Mais, dès cette époque, les masques commençaient à devenir de plus en plus rares ; bientôt même on ne les employa plus que dans les mascarades et aux jours de carnaval. Au dix-septième siècle, ils redevinrent un moment à la mode en Angleterre, sous le règne de Charles II. Voici ce que raconte l’évêque Burnet dans son Histoire : « Vers ce temps, dit-il, la cour tomba dans une autre extravagance. Le roi, la reine et toute la cour se promenaient masqués, allaient incognito dans des maisons, y dansaient et faisaient beaucoup d’autres folies. Ils allaient en chaise à porteurs de louage. Une fois, les porteurs de la reine se retirèrent sans l’attendre, ne sachant qui elle était ; et cette princesse se vit forcée de revenir à White-Hall seule et dans un fiacre ; il y en a même qui assurent que ce fut dans une charrette... »
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